Gilets jaunes et manifestants “climatiques”: devenir ou rester des (sur)consommateurs à plein temps?

Désespérés par l’amoncellement et l’amplification des profonds déséquilibres planétaires : sociaux, économiques, écologiques, sanitaires… et la molle intervention, l’inertie ou même l’irresponsabilité des autorités dites compétentes, masquées par des discours anesthésiants et des mesures faussement rassurantes, des mouvements citoyens s’engagent pour la défense de causes estimables, comme la réduction des inégalités ou la préservation de la planète. Emblématiques de cette tendance, les gilets jaunes et les manifestants “climatiques” monopolisent pour l’instant l’attention . S’ils bénéficient d’un capital de sympathie notamment grâce à leurs postures antiinstitutionnelles, leurs projets sont-ils à la hauteur des enjeux colossaux auxquels le monde actuel est confronté ? On ne peut qu’être dubitatif quand on se rappelle que la mobilisation des gilets jaunes a été initiée par l’opposition à l’augmentation des carburants des voitures particulières. Rien de révolutionnaire là dedans et même si les revendications se sont étendues à des domaines plus généraux et plus généreux, il y a fort à craindre que, à supposer qu’elles aboutissent, elles ne changent pas la donne en profondeur. Loin de moi de déconsidérer ces mouvements, car ils ont au moins le mérite de tenter de faire bouger les lignes de fractures sociétales. Mais l’urgence et la radicalité des mesures à prendre risquent d’échapper à la plupart des protestataires, trop occupés à corriger la trajectoire des lois défavorables à leurs intérêts pour voir que seule une refonte holistique du système pourrait, s’il n’est pas déjà trop tard, éviter la catastrophe annoncée. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, à savoir la viabilité du mode de vie des nantis, responsable de la forte dégradation des milieux naturels et humains au point d’envisager leur anéantissement, problématique à laquelle sont subordonnées toutes les autres interrogations.

Individualisme infantile.
Le néolibéralisme, moteur de cette dérive, éveille grâce à son leurre de l’accès au pactole pour tous une attractivité légitime mais illusoire car matériellement intenable compte tenu des ressources limitées de la planète. Comme il ne faut pas attendre la grâce infuse de je ne sais quelle vertu angélique pour réduire notre consommation et permettre au plus grand nombre d’accéder au bien vivre, les initiatives citoyennes comme celles citées plus haut constituent-elles des leviers assez efficients pour éveiller les consciences et atteindre ainsi une masse critique suffisante pour changer le cours des choses et terrasser le Big Brother qui nous menace?
Tout au long de l’Histoire, on peut affirmer qu’ en général le collectif a toujours primé sur l’individu. Mais après la deuxième guerre mondiale, la courbe, dans les pays riches, s’est peu à peu inversée jusqu’à l’exacerbation de l’individualisme aujourd’hui volontiers outrancier : tout, tout de suite, pour moi. Et c’est paradoxalement au moment où le collectif est devenu indispensable à sa propre survie qu’il s’estompe petit à petit au profit de l’individu qui n’a jamais autant disposé de moyens d’information, d’éducation, de temps libre pour afficher sa personnalité responsable. Il est douloureux de voir que tous les efforts pour faire émerger cet individualisme adulte qui joue aux abonnés absents alors qu’il devrait extérioriser son indépendance d’esprit durement acquise au cours des siècles, aboutissent à l’effet inverse c’est-à-dire à une collectivisation béate de la pensée et une standardisation des activités dites libératrices comme les spectacles sportifs mondialisés, les destinations et formatages touristiques récurrents, les réseaux sociaux en grande majorité infantilisants, les technologies trop souvent inhibitrices de créativité personnelle…

La modération considérée comme une privation.
Humainement peut-on cependant reprocher à ceux qui galèrent au milieu de tant de richesses étalées et des chants ensorceleurs des sirènes du consumérisme facile, d’y croire et de chercher à y accéder avant tout par l’acquisition de biens matériels, sans soupçonner le piège tendu? Faut-il, comme Ulysse, qui s’est fait attacher au mât de son bateau pour résister à la tentation, inventer un moyen de coercition pour ne pas céder aux sollicitations lancinantes. Si nous continuons par exemple à nous déplacer en voiture particulière, en vertu de quel principe pourrait-on refuser à quiconque de posséder aussi un véhicule personnel ? Si les Chinois, les Indiens, les Africains nous imitaient et s’équipaient de la même façon, ce serait vite l’asphyxie .
De même, peut-on imaginer que les jeunes manifestants “climatiques” renoncent à tout ce qui fait leur quotidien, eux qui sont nés dans cet environnement de dépendance et qui n’ont jamais rien connu d’autre ? Pourquoi, sauf pour les conscientisés lucides, l’idéalisme éthique prendrait le pas sur le réalisme pragmatique ? D’autant que le changement indispensable à la préservation de notre milieu de vie implique ce qui pourrait apparaître comme une privation pénalisante.
Pourquoi un effort de volonté précédé d’une prospective imprégnée de bon sens et de discernement ne permettrait pas de faire l’économie d’expériences désastreuses ? Parce que la privation n’apparaît pas primordiale ; parce que nous aveugle notre confiance en la science salvatrice, la nouvelle religion mondialiste ; parce que nous taraude, exhumée de notre mémoire collective ancestrale, la peur de manquer qui nous pousse à profiter de la vie au maximum ; parce que l’on attend que l’exemple vienne des autres et avant tout d’en haut ; et surtout parce que nous manque cet embryon de sagesse qui nous inciterait à recentrer notre vie autour de l’essentiel (à définir par chacun), à la densifier, à considérer le bonheur n’est pas antinomique d’un certain détachement matérialiste volontaire. Il n’est pas question d’ascèse comme nous y invitent Saint Augustin : “Désire ce que tu as” et le philosophe américain Thoreau, père de la désobéissance civile : “Sois riche des biens que tu ne possèdes pas”, mais bien d’efforts à fournir pour anticiper une difficulté grossissante. Repousser l’échéance d’une intervention douloureuse mais nécessaire ne l’annule pas.

Richement pauvre, pauvrement riche.
Dans notre économie d’abondance, les restrictions imposées n’altèreraient pas fondamentalement le bien-être estimé à juste titre légitime, d’autant qu’elles n’exclueraient pas le confort fourni par des techniques éprouvées par le temps et leur utilisation critique (tout progrès est une évolution mais pas forcément l’inverse).Le progrès pour le précarisé (pas le miséreux), c’est vivre richement pauvre et pour le nanti, c’est vivre pauvrement riche. Pour l’un, c’est savoir définir l’essentiel, sans envie, sans jalousie, dans une jouissance de ses richesses intérieures porteuses d’ une autonomie libératrice. Pour l’autre, c’est passer d’une abondance dispendieuse à une suffisance satisfaisante et à une sobriété heureuse ; c’est gérer ses biens comme si cette abondance n’existait pas ; c’est s’imposer des règles de prudence élémentaire pour préserver le capital mis à sa disposition. Pour les deux, c’est oser un recentrage sur eux-mêmes pour redéfinir les vrais besoins et gommer les faux désirs par la reconnaissance d’une nécessité construite sur la raisonnabilité (pas la rationalité), cette part de l’intelligence sous-tendue par la conscience, “l’intelligence du coeur”.

L’art du difficilement simple
Si c’est la complexité du système qui est mise en cause, il y a peu de risques d’erreur dans le choix de la simplicité comme nouveau Nord de notre boussole.
Mais, pour caricaturer, si le compliqué est facile, le simple est difficile (le dictionnaire nouveau est arrivé). Les différences se situent d’une part dans les dépenses d’énergie, de ressources et de matières premières, la quantité et la sophistication des opérations nécessaires à l’élaboration, la fabrication et la commercialisation d’un produit et d’autre part dans le degré d’accessibilité par le consommateur pour s’approprier ledit produit. Il est plus facile (et, aberration suprême, parfois moins cher) d’acheter un yaourt industriel qui a subi de multiples
transformations, a été emballé, suremballé et a parcouru des centaines si pas des milliers de kilomètres avant d’échouer dans notre frigo, que de se procurer un yaourt artisanal dans un circuit local ou mieux de le fabriquer soi-même. Multiplier les exemples est superflu dès lors qu’on comprend la logique du : “à faire, à garder longtemps, local, collectif ” à l’opposé de celle du : “tout fait, à jeter, lointain, individuel”.
Bien balisé et fréquenté (suivez la flèche et la file), le complexe se paie en argent et en dégâts environnementaux élevés ; hors piste et assez déserté, le simple se monnaie en temps, en faibles dommages écologiques, mais surtout en efforts, car il induit prise de conscience (se rendre compte qu’acheter n’est pas un acte innocent), information (un guide de l’empreinte écologique, à la place du PIB comme indicateur de richesse d’un pays, serait d’une aide précieuse), réflexion (est-il sain, par exemple, que le loisir ait détrôné l’alimentation dans la hiérarchie des dépenses?), organisation (le sac réutilisable, plutôt que des sacs jetables fournis sur place, démontre encore une carence éducative comblée par une imposition extérieure) et enfin action (passer du consumériste qui se consume à consommacteur qui se construit constitue l’acte fondateur le plus exigeant de notre révolution personnelle).
Car c’est bien de cela qu’il s’agit finalement. Loin des bouleversements collectifs qui ont fait long feu et des réformes appliquées ou annoncées qui ne changent pas suffisamment la donne, c’est dans la décision individuelle de s’investir dans un mode de vie plus simple que réside une chance de salut. Cela n’implique pas de retourner à une économie de subsistance (même s’ils restent encore trop nombreux à la vivre même dans nos pays riches) où la simplicité de vie – ou pire : la simplification d’existence – s’est toujours imposée éminemment écologique, mais au prix d’un impitoyable assujettissement et d’une froide rudesse.

Dépendance et autonomie.
Comment imaginer que la génération actuelle, la plus dépendante qui soit de son environnement technologique, soit capable d’appliquer le programme développé ci-dessus, le seul susceptible de sauver les meubles, du moins ceux encore en état de l’être, alors qu’elle a perdu ou même n’a jamais expérimenté l’autonomie indispensable à son accomplissement dans une éventuelle et souhaitable société postindustrielle? Il faut craindre qu’au collectif volontaire succède un individualisme contraint par l’entérinnement et l’enracinement des habitudes des nantis, sauf pour les plus démunis qui réclament à juste titre le droit de vivre décemment On aimerait croire à la remise en cause de notre mode de vie générateur d’exploitation, d’injustice, de gaspillage, de permissivité outrancière, de caprice débridé. .. En fait les 2 mouvements se rejoignent dans ĺeur volonté de faire émerger les conditions favorables à l’accession pour les frustrés du système et à la pérennisation pour les jeunes inquiets de l’héritage pourri qu’on leur promet de la norme de (sur)consommation en vigueur.
Comment activer – osons les oxymores – un individualisme collectif ou une intériorité citoyenne ? Sur quel ressort faut-il agir pour faire passer ce message de prudence, de nécessité et d’urgence, tout en insistant sur le bonheur à tirer d’une conversion à la modération ? Rien de moins évident à déterminer, tant se révèlent complexes, si pas compliqués, les mécanismes de la pensée auxquels on se réfère en premier dès lorsqu’il s’agit de percoler une conviction pétrie de bon sens. Rien de moins partagé que cet état d’esprit en ces temps d’occultation d’évidences tellement lumineuses qu’elles en deviennent aveuglantes et de propension, encouragée et bien orchestrée par la sphère marchande, à “profiter de la vie” (selon l’expression consacrée). Comme si cela passait avant tout par une consommation débridée d’achats matériels, de sorties, de voyages : bref de loisirs payants (secteur en passe de détrôner l’alimentaire et le logement dans la hiérarchie des dépenses, le shopping est devenu la première occupation des temps libres).
C’est comme si notre mémoire avait occulté le souvenir d’une autonomie active et créatrice où se mêlent fierté et épanouissement et ne nous imprégnait de l’idée que seuls des plaisirs passifs, dépendants et coûteux, prolongements d’un travail trop souvent démuni d’intérêt, pouvaient nous combler.
Comment la pensée adhèrerait-elle à ce qui pourrait apparaître au premier abord comme une privation de droits chèrement acquis et même une négation d’une vie idéalisée ou rêvée ?

Agir sans être dupe.
Le doute étant permis quant à l’émergence ď une masse critique vertueuse venue de l’intérieur, même suscitée par l’inopérante pédagogie du catastrophisme, seuls des désastres de très grande amplitude affectant durablement les nantis imposeront, à condition de ne pas les anéantir, ce changement dans la douleur, aussi nécessaire que la molle inertie face à l’imminence du danger, eu égard au principe que tout est nécessité, même ce que nous qualifions de mal qui participe au maintien des équilibres. Alors on reste les bras croisés dans un fatalisme démobilisateur ? Non bien sûr. Pour les pessimistes lucides le recours à l’illusion consciente, au “faire comme si” on pouvait échapper au désastre annoncé, alors qu’on n’y croit pas, permet de ne pas tomber dans la désespérance et de s’activer aux côtés des convaincus positifs. Agir mais sans être dupe de l’enfumage de l’invitation à poser mille et un petits gestes en faveur de l’environnement dans l’ignorance de leur adossement à notre volonté et capacité de changer radicalement notre mode de vie, dupe aussi et surtout du jeu des décideurs politiques et économiques, soutenus par une large majorité des nantis, qui , pour éviter une remise en cause préjudiciable à leur situation privilégiée, consiste à encourager ces initiatives citoyennes, à pratiquer l’attentisme ou le greenwashing et à ne pas prendre les mesures urgentes indispensables à la survie de l’Humanité.

Faisons comme si c’était pas foutu. Hubert Reeves

Ce film a pour but de «renverser la vapeur» quant à l’état de la planète. Mais est-ce encore possible?

Ça, on ne peut jamais le dire, l’avenir est inconnu. On peut par contre dire qu’on fait comme si c’était pas foutu, qu’on va faire tout ce qu’on peut pour que ce ne soit pas foutu, mais que peut-être que c’est foutu: voilà la situation. Il ne s’agit pas de dire qu’on a dépassé le point tournant. Ce qui menace l’avenir n’est pas ce que sera l’avenir – vous voyez la différence? Il y a maintenant tellement de motivation un peu partout… Peut-être que la situation a changé ces 30 dernières années.

Car il y a 30 ans, ça paraissait beaucoup plus grave et dramatique. Non pas parce que les causes ne sont plus là aujourd’hui, elles le sont, mais parce que la réaction n’y était pas. Il est important de noter la croissance rapide de la volonté d’agir des villes, des instituts, des quantités d’associations qui s’engagent pour restaurer la situation.

Extrait d’un article paru dans “Voir”. 11 avril 2018

Avec une grand-mère comme la mienne, qui très tôt m’a initiée à l’idée que le monde est magique et que le reste n’est qu’illusion de grandeur des humains, vu que nous ne contrôlons à peu près rien, que nous savons peu de choses et qu’il suffit de jeter un coup d’oeil à l’Histoire pour comprendre les limites de la raison, il n’est pas étonnant que tout me paraisse possible.

Isabel Allende. “La somme des jours. Mémoires”. Éditions Grasset. pg 314.

“Toute la doctrine stoïcienne repose sur la notion ď un destin défini à l’échelle cosmique et ďaprès lequel l’ordre du monde , la succession des faits, les événements qui composent la vie humaine sont déterminés selon une nécessité immuable”.
Histoire de la philosophie occidentale. Jean-François Revel. pg.324. Livre de Poche.

Débats intenses entre les neurobiologistes, les  spécialistes des sciences cognitives,  les psychologues et les philosophes sur la nature de la conscience, considérée par les uns comme l’agent actif de délibération et de décision révélé par notre intuition et, par les autres, comme un simple “épiphénomène “,une émanation passive des processus neuronaux sous-jacents qui exécutent tout le travail sans être influencés par elle. Malgré le sentiment que j’ai ď être aux commandes, je suis de plus en plus impressionné par les indices qui paraissent démontrer que mes neurones font tout sans me demander mon avis. A en croire les spécialistes, même s’il en est ainsi,  le fonctionnement de la société exige que je me comporte, et les autres avec moi, comme si j’étais responsable de mes actes. Au stade où j’en suis,  ce ne sera pas difficile.  Par contre,  si elles devaient être un jour confrontées à un dilemme opposant les besoins de la société à la preuve scientifique que le libre arbitre est une illusion, les générations futures risquent de se trouver devant un problème angoissant.

Sept vies en une.  Mémoires ď un prix Nobel.  Christian de Duve pg 289. Odile Jacob poches 2015.

Les plusieurs facettes du cerveau :
1) la facette  intelligible,  révélée par la science;
2) la facette sensible, source de l’émotion artistique ;
3) la facette éthique, ď où naît la distinction entre le bien et le mal.
Soit la célèbre triade retenue, notamment par Einstein, – le vrai, le beau et le bien- à laquelle j’ajoute l’amour, qui domine tout.

Idem pg  299.

J’ai la ferme conviction que les hommes ne sont pas égaux, que les uns sont stupides et les autres non, et que la différence dépend de la nature et non de facteurs culturels. Tel individu est stupide de la même façon que tel autre a les cheveux roux; on appartient au groupe des stupides comme on appartient à un groupe sanguin. L’ homme naît stupide par la volonté de la Providence. 
… Je suis certain que la stupidité est la chose du monde la mieux partagée et qu’elle est uniformément répartie selon une proportion constante. 

Les lois fondamentales de la stupidité humaine.  Carlos M. Cipolla, historien de l’économie  de renommée mondiale. Pg 21-22. PUF.

PREHISTOIRE DE LA VIOLENCE ET DE LA GUERRE .

Grande défenderesse de l’homme de Néanderthal, Marylène Patou-Matis est l’une des plus grandes spécialistes françaises de cet hominidé. L’auteur a publié aux éditions Odile Jacob un ouvrage absolument fascinant : Préhistoire de la violence et de la guerre. Croisant les données de l’archéologie et de l’anthropologie, elle montre que si l’on trouve des traces de violence, notamment de cannibalisme, dès 800 000 av. JC, la guerre, elle, est bien plus tardive et liée aux grands changements qui ont accompagné le passage du Paléolithique au Néolithique. Cette étude incontournable est une plongée fascinante dans notre passé qui nous permet de comprendre que la guerre, contrairement à ce que la Doxa nous impose, est une invention toute récente dans l’histoire de l’homme. Les présupposés théoriques de Rousseau sont ici, et pour partie, validés archéologiquement.

Interview parue dans L’Incontournable Magazine

Vous venez de publier un ouvrage sur la préhistoire de la violence et de la guerre dans lequel vous expliquez que contrairement à ce qu’on peut imaginer, la violence et surtout la guerre sont récentes dans l’histoire de l’homme et semblent surgir à un moment clé de la préhistoire. Comment en êtes-vous arrivée à cette conclusion ?

Lors de mes recherches, j’ai constaté que très peu d’ossements humains du Paléolithique portaient des marques de violence contrairement aux squelettes plus récents du Néolithique. En outre, aucune peinture ou gravure pariétalene ne représentait des scènes de combats. Les premières traces de violence apparaissent vers 800 000 ans et sont associées au cannibalisme. Pratique qui peut être alimentaire, mais aussi liée à un rite funéraire ( endocannibalisme ) ou à un rituel sacrificiel particulier ( exocannibalisme ).

Loin de faire de l’angélisme naïf, vous faites également la distinction entre agressivité et violence. En quoi est-ce important ?

L’agressivité est présente chez tous les animaux, dont l’Homme. Elle est nécessaire à la survie, c’est une émotion innée. Par contre la violence est construite, culturelle.

Comment selon vous les peuples » pacifiques » du Paléolithique se sont mués en société guerrière ?

Les conflits semblent apparaître durant la période où les Hommes se sédentarisent, domestiquent les plantes et les animaux et changent de structures non seulement économiques ( de la prédation à la production, avec apparition de surplus et de biens ) mais aussi sociales ( hiérarchisation,
apparition des inégalités, des castes – notamment celles des guerriers et des esclaves – et des élites, … ). Ils deviennent fréquents à partir de 6 500 ans avant le présent. Mais ce n’est qu’à partir de l’Âge du Bronze, avec l’apparition des armes en métal, que la guerre s’institutionnalise.

Pour revenir au cannibalisme, vous distinguez exo et endocannibalisme. En tant que pratique violente elle peut apparaître comme en être au stade ultime. Toutefois il apparaît que cette forme de violence disparaît peu à peu avec l’avènement de la violence » moderne « , est-ce le cas ?

Le cannibalisme, surtout l’endocannibalisme, a perduré longtemps dans de nombreuses sociétés. Il est vrai cependant qu’il disparaît avec l’avènement des sociétés modernes ( à quelques rares exceptions ). La guerre a peut-être remplacé cette pratique, bien qu’actuellement certains groupes en conflit pratiquent le » cannibalisme de terreur « .

Pour faire écho à votre Le sauvage et le préhistorique, pourquoi faut-il forcément que nos ancêtres ( des plus lointains aux plus récents ) soient archaïques et violents ? Il suffit de regarder la production artistique sur le sujet ( films, romans, bandes dessinées ) ou encore se référer aux dogmes religieux ou scientifiques ( en psychanalyse par exemple : l’homme et son animalité refoulé ) pour comprendre que cette idée a envahi tous les champs de la réflexion.

Cette image d’un Homme préhistorique violent est une construction de la seconde moitié du XIXe siècle qui perdura jusqu’au milieu du XXe siècle. Forgée par les anthropologues, elle fut popularisée à travers les magazines illustrés, les musées, les expositions universelles. Elle servait à justifier le concept » d’une évolution unilinéaire et progressive des sociétés » – les plus anciennes étant considérées comme plus archaïques que les plus récentes. La » violence primordiale » chère à Freud ( théorie du meurtre du père dans la horde primitive ) et René Girard sert encore d’alibi à nos débordements.