Nos réactions face à l’épidémie du coronavirus ressemblent à une application partielle d’un programme de transition écologique: ralentissement de la croissance économique, de la consommation, des échanges commerciaux, des déplacements, du tourisme de masse… . La liste des restrictions est longue et le prix à payer très élevé. Est-il le signe avant-coureur de catastrophes qui affectant durablement les nantis seront seules susceptibles d’imposer le changement indispensable à notre survie (point de vue développé dans une carte blanche antérieure ou sur www.fairecommesi.com )? Il pose aussi la question de notre liberté d’action face à la contrainte de nos déterminismes innés et acquis.
Les jeux sont faits et l’homme aussi
Les catastrophes engendrées par l’homme sont
communément étiquetées évitables, car, frappées du sceau de
l’artifice, elles relèveraient de décisions arbitraires, délibérées,
lucides, d’erreurs d’appréciation ou d’absence de perspectives à
moyen ou long terme. Il “suffirait” que l’homme, devenu
raisonnable, oriente sa conscience réflexive à des fins positives et inverse
le cours des événements pour restaurer l’harmonie rompue. C’est
donc prêter à l’homme des attributs et des pouvoirs d’autonomie,
d’indépendance et de responsabilité dans la conduite de sa vie.
C’est “quand on veut, on peut”, c’est donner à la volonté,
indépendamment de toutes les autres facultés, le rôle de
métronome pour imposer un rythme mesuré et équilibré dans le
concert de la vie.
La multiplicité et la variété des choix individuels seraient
garantes d’un pouvoir exempt de toute emprise extérieure. Il
faudrait dès lors partager le réquisitoire des nombreux procureurs
de plus en plus avertis condamnant l’homme pour risque
imminent (à l’échelle de l’Histoire) de planéticide par manque de
précaution avec la circonstance aggravante qu’il exerce une autorité presque exclusive sur la victime ? Son entrée dans
l’anthropocène – ère où les activités humaines constituent une
puissante et dangereuse force géologique et climatique – engage
certes sa responsabilité dans le sens qu’il en est l’acteur ou
l’instrument mais entraîne-t-elle automatiquement sa culpabilité ?
Dès sa naissance, il est conditionné par son hérédité, ses
reliquats d’instincts, sa mémoire collective, ses gênes impériaux,
ses rythmes circadiens ou autres, ses cycles individuels ou
cosmiques, ses fonctions biologiques, ses peurs congénitales, ses
pressions transgénérationnelles. Pour contrebalancer ce
contingentement, l’homme peut-il confirmer l’assertion : “On ne
naît pas libre, on le devient” par le biais de sa culture au sens
large, produit d’une lente élaboration et délicate maturation qui
délimiterait véritablement son champ d’expérimentation et son
périmètre d’actions autonomes ? Comment penser que la culture
se construit et se définit en dehors des fondamentaux innés ?
Comme s’il suffisait de puiser dans un pot commun d’inclinations,
de sentiments valorisants et en retirer un profit personnel et, par
la bande, collectif. Complètement subjectives, ces notions
n’existent pas en dehors de lui. Seule la conjugaison hasardeuse ou nécessaire
de sa nature profonde avec des événements, rencontres,
expériences trace le profil heureux ou malheureux de sa
silhouette lumineuse ou ombrée. A la (mal)chance! Les jeux sont
faits, mais c’est lui qui en constitue l’enjeu à son insu.
Deus ex machina
Tout cela dans le respect du scénario conçu et dirigé par
le Créateur et Metteur en scène Suprême (d’obédience religieuse,
mécanique ou naturaliste : au choix selon ses convictions), une
sorte de Deus ex Machina, pour rester dans le monde du théâtre ;
car c’est bien d’une pièce dont il s’agit dans laquelle, engagés
comme acteurs, nous sommes tenus de nous conformer au strict
respect du texte et d’accepter la répartition des rôles : les gentils,
les méchants, les forts, les faibles…, parfois interchangeables sur
décision du Dramaturge, avec comme seule latitude, des nuances
et variations minimes dans l’interprétation. Et peu importe la
forme que cette programmation épouse : déterminisme,
prédestination, prédétermination, hasard, providence, fatalité,
nécessité, destin, fatum… . “Toute la doctrine stoïcienne repose sur la notion ď un destin défini à l’échelle cosmique et ďaprès lequel l’ordre du monde , la succession des faits, les événements qui composent la vie humaine sont déterminés selon une nécessité immuable”. (Histoire de la philosophie occidentale. Jean-François Revel).
Illusoire est notre liberté de choisir la trajectoire qui conviendrait le mieux à chacun d’entre nous. Alors que nous reconnaissons la complète dépendance des animaux à leur instinct, nous nous illusionnons sur notre libre arbitre sous le
couvert trompeur d’une intelligence faussement autonome.
Dédouaner l’homme de sa responsabilité, de son
imprudence, de son inconscience et l’absoudre de sa surdité aux
cris poussés par des lanceurs d’alerte, à la manière d’animaux
annonciateurs de catastrophes naturelles, comportent des risques.
Face à la menace imminente d’une implosion généralisée, cette
exonération ne ferait que juguler une mobilisation déjà ténue et
annihilerait toute velléité, aussi mince soit-elle, de réaction
raisonnable. Afficher ouvertement un déterminisme
emprisonnant, faussement taxé d’inhibiteur car perméable à la
contradiction en vertu du refus d’ériger une croyance en évidence,
risquerait de tutoyer l’idéologie des intégristes prêts à anticiper
sur terre un au-delà hypothétique et à l’imposer à tous.
Peu partagé, ce sentiment de main invisible, étrangement
admis dans le cadre du marché capitaliste, innocente l’homme de
ses agissements délibérément(?) destructeurs, interdit tout
jugement catégorique et définitif, mais le dispense-t-il pour autant
d’explorer son moi profond et le rôle qui lui a été assigné sur
terre en une introspection vue comme contradictoire et inutile
puisque copie au net d’un brouillon préexistant, entièrement
rédigé depuis son introduction jusqu’à sa conclusion sans
participation à sa conception et à son écriture (même pour les
suicidés qui ont, en apparence seulement, fixé l’heure de leur
mort)? Pas certain, parce que l’illusion s’inscrit dans une
démarche aussi intéressante que la réalité (le mystère d’un tour de
magie ne nourrit-il pas notre univers mental autant que son
dévoilement ?). Pour ceux qui vivent dans l’ignorance de ce
déterminisme, la question ne se pose pas puisque l’illusion de
liberté non démasquée leur donne une impression de plénitude
née de l’adéquation et la concordance de leur moi inné et acquis
avec leur soi-disant choix de vie et en permanence les ĺeurre
agréablement. Chez les sceptiques, les dubitatifs ou autres
incrédules, le “faire comme si on était libre” substitue à la carence
de certitude et à son corrolaire, l’omnipotence de leur doute, une
illusion mentale analogue à celle qui habite les émancipés abusés
cités juste avant , certes avec les tourments en plus, mais aussi
avec la lucidité qui évite ou à tout le moins amortit le choc de la
déconvenue surprenante et peut-être anéantissante. Logique
non ?, quand on sait l’importance du virtuel, de l’imaginaire, du
rêve, de l’idéalisé, de l’irrationnel, de l’inconscient qui
gouvernent nos vies peut-être plus que le réel, le palpable, le
conscient, le rationnel. Le doute à ce propos reste cependant permis comme le texte le montrera dans le chapitre suivant.
Nouvelle révolution copernicienne
“Quand on veut, on peut”. A la condition que tous les
stimuli nécessaires à la finalisation du projet soient réunis au bon
moment. Ils peuvent se faire attendre, être activés partiellement
ou ne jamais émerger. Passées relativement inaperçues, de
récentes découvertes en neuroscience montrent que la volonté ne
s’investira que si des activateurs physiques lui donnent le feu vert.
C’est donc le corps qui valide un projet et non le mental,
contrairement à ce qu’on croit généralement. Si les composants
chimiques et physiques, les transmetteurs neurobiologiques
s’avèrent insuffisants pour faire aboutir l’initiative suggérée par le
mental, celui-ci abdique. “Malgré le sentiment que j’ai ď être aux commandes, je suis de plus en plus impressionné par les indices qui paraissent démontrer que mes neurones font tout sans me demander mon avis”.( Sept vies en une. Mémoires ď un prix Nobel. Christian de Duve). Oser dorénavant affirmer : “Quand on
peut, on veut ” bouleverse en profondeur nos connaissances
sur les fondements de la nature humaine ! Ce n’est plus l’esprit
notre soleil rayonnant, autour duquel tournerait notre corps, mais
l’inverse. Notre superbe et notre fierté de nous différencier des
autres règnes (minéral, végétal, animal) en prendraient un fameux Oser
coup, si cette assertion était avalisée et confortée par d’autres
études. Quelle déchéance ! Nous ne serions avant tout qu’un
agglomérat de cellules et de molécules certes très élaborées et
sophistiquées, mais de la même nature qu’un caillou, un pissenlit
ou une mouche. Selon certains matérialistes, la conscience ne
serait qu’un épiphénomène par rapport aux processus nerveux.
D’ailleurs ne court-elle pas l’idée que nos intestins constitueraient
un deuxième cerveau ? Et pourquoi pas le premier ? Hypothèse
étrangement cautionnée par Bouddha, pourtant grand mystique
devant l’éternel, qui dans son affirmation : “Est sage celui dont le
gros intestin fonctionne bien” confirme lui aussi que, même
dans notre quête spirituelle, prime la chair, et en plus sous la
forme de son organe le moins ragoûtant, puisque siège (c’est le
cas de le dire) de nos déchets.
Le philosophe Comte-Sponville rapporte qu’à la question :
“Entre le sexe sans amour ou l’amour sans sexe, quel serait votre
choix ?”, tous les hommes sondés, sans exception, privilégient la première
option et presque toutes les femmes, la 2ème. C’est donc un
élément objectif qui détermine leur décision, l’identité sexuelle
interdisant toute orientation personnelle même velléitaire. Nous
sommes avant tout des êtres de matière qui nous imposent, sauf chez des yogis désincarnés, de faire pipi et caca, avant de se livrer à la réflexion (la panse préalable à la pensée). Si notre univers spirituel n’est qu’affaire de physico-chimie, si les libres élans de notre volonté sont fabriqués de toutes pièces par un enchevêtrement de neurones, eux-mêmes esclaves de médiateurs chimiques, si le déterminisme de toutes ces réactions organiques se cache derrière tous les mouvements de notre vie mentale et les dirige secrètement, alors adieu notre liberté de pensée et de choix. L’agglomérat de neurones désigné sous le vocable d’intelligence serait donc l’arbre soi-disant éthéré qui cache la forêt profondément enracinée dans
un terreau et un humus d’où est sorti l’humain (leur racine
commune entérinerait bien plus que leur filiation lexicale !). Dans
un de ses poèmes, l’antique Virgile se répand sur la surpuissance
d’un empereur romain qui semble sans limites et qui est terrassé
par un… rhume.
Notre interrogation sur la “consistance” de l’inconscient
et du subconscient demeurera entière jusqu’au jour où peut-être
on mettra aussi en lumière leur matérialisation et leur dépendance
physique confortant la thèse de la primauté du corps sur l’esprit
qui n’en serait finalement qu’une émanation partiellement ou
faussement émancipée. Par voie de conséquence, le concret ne
prévaut-il pas sur l’abstrait, le réel sur le virtuel, le vécu sur le rêve,
la matière sur l’immatériel, la chimie sur l’alchimie, l’effectif sur
l’imaginaire, la réalité sur la fiction ? Interrogation opportune, car
contradictoire à la réflexion conclusive du chapitre précédent. Où est la vérité ?
Le cri de détresse de la Terre
Spinoza soutient qu’être libre, c’est non s’arracher à ses
déterminismes (impossible et absurde), mais c’est apprendre à les
connaître, à amadouer les accablants et à valoriser les bienfaisants.
Si l’incontournable “connais-toi toi-même” ouvre des
perspectives exploratoires évidentes pour circonscrire au mieux
les contours de notre personnalité et satisfaire ainsi à la première
partie de l’invitation spinozienne, si par chance une propension
bienveillante me porte, deuxième sollicitation, à nous accomoder de nos dualités internes, à assumer sans acrimonie nos discordances, à reconnaître et apprivoiser nos contradictions pour esquisser un semblant de cohérence, comment remplir la troisième “clause du contrat”, à savoir influencer favorablement mes
empreintes matricielles cadenassantes pour prétendre à
la jouissance d’une liberté légitime ? N’est-ce pas équivalent à
enjoindre un paraplégique à retrouver l’usage de ses jambes
incurablement inertes ?
D’autant plus difficile à atteindre que, si l’on ne peut qu’entériner nos déterminismes innés, on est légitimement en droit de supposer que nos rencontres, nos expériences, notre éducation, nos connaissances constituent aussi des déterminismes de parcours individuel aussi puissants que ceux fournis à la naissance. Dans la hiérarchie de notre gouvernance, ces déterminisme innés et acquis tracent de façon indélébile notre profil, occupent tous les postes de commandement et laissent nous leurrer sur notre capacité à corriger ses décisions. Comment expliquer autrement, malgré toutes les condamnations ou les rééducations appliquées, les récidivantes pulsions négatives (sexe, violence…), heureusement contrebalancées par les tout aussi récurrentes tendances positives (empathie, solidarité, altruisme…) malgré le style “Tonneau des Danaïdes” des situations à affronter.
A supposer que nous percevions le cri de détresse poussé par la Terre, y serions-nous sensibles au point de modifier profondément notre comportement ?
Vrai pour ceux dont les déterminismes portent au respect du vivant quelle qu’il soit, à l’image des végétariens acquis à la cause animale? Faux pour tous les autres emprisonnés à leur corps défendant dans une gangue anesthésiante sur le sujet. Il est à craindre que, une fois le danger pandémique maîtrisé, la plupart d’entre eux, encouragés par les décideurs politiques économiques et financiers, replongent dans leurs travers dispendieux, alors que la sobriété obligée en réaction à un extérieur menaçant pourrait se prolonger et s’intérioriser en un déterminisme consenti, vecteur de simplicité, de suffisance, d’autonomie et de réharmonisation écologique.
Pierre Crombez