Le capitalisme est-il soluble dans l’eau épurée ?

 

A cause de son exploitation démesurée des ressources et son incitation à la consommation effrénée, le capitalisme est mis sur le banc des accusés comme principal responsable des dérives actuelles. Limité dans le temps et dans l’espace, il a pu donner l’illusion que la vie dispendieuse d’une petite catégorie de privilégiés entraînait peu de dommages pour le reste de la population. Mais sans concurrence après l’élimination de tous ses adversaires, il en a profité pour s’étendre, accroître sa puissance et dépasser les seuils de tolérance.
Qu’attendre comme changement d’un système qui s’enrichit sur tout, même sur les dégradations qu’il a lui-même provoquées (la correction d’une pollution accroît le PIB comme les licenciements dans une entreprise valorisent sa cotation en bourse) et dont il s’arrange pour faire payer les réparations par la collectivité, en vertu de la règle cynique de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des pertes ? Comment va-t-il, après avoir surfé avec profit sur la vague écologique, accepter de se laisser déposséder d’une partie de sa rente ? Impensable, après sa lucrative mise en place, l’énergie solaire gratuite et décentralisée ! Parions sur l’inventivité pernicieuse des chercheurs à sa solde pour faire de l’ombre au soleil. Consommons, polluons, dépolluons, purifions, repolluons… sous son contrôle et à grands frais. Il a réussi l’exploit d’installer une bête puante dans une maison et de convaincre ses occupant de ne pas la bouter dehors, mais d’acheter, pour atténuer l’odeur, mille gadgets : sprays, parfums, déodorants, masques, ventilateurs…
Savez-vous que les banques à l’origine de la crise des subprimes en 2008 accordaient sciemment des crédits hypothécaires à des emprunteurs aux ressources insuffisantes pour rembourser leur créance, mais en même temps s’en prémunissaient en spéculant sur leur insolvabilité (elles ont été dépassées par l’ampleur du phénomène), prenant pour modèle la championne de ces entourloupes (le mot est faible) : la banque Goldman Sachs qui après avoir participé au traficotage des comptes de la Grèce, misait gros derrière son dos sur son effondrement. On assiste actuellement au même scénario à propos des bio-banques qui sous le couvert de la protection d’espèces végétales et animales menacées dupent même des écologistes avertis, par des mesures préservatives ponctuelles, paravents de manœuvres dilatoires visant à créer la rareté des ressources naturelles et par là des bénéfices à court terme plantureux. (cf. le documentaire : “Nature , le nouvel eldorado de la finance” de Sandrine Feydel). Non décidément économie de marché et économie soutenable, profits personnels et intérêt général, croissance et écologie sont difficilement conciliables. 

La bourse ou la vie. 
Il est curieux de constater que l’expression “la bourse ou la vie” analysée sous la loupe linguistique et revisitée à l’aune du temps a complètement inversé sa signification. Autant la bourse, exigée aux riches par les bandits de grand chemin, représentait une réalité matérielle et établissait une équivalence entre les termes (la bourse = la vie), autant aujourd’hui elle figure avant tout une virtualité (80% des transactions boursières ne correspondent qu’à des flux financiers complètement déconnectés de l’économie réelle), concerne toutes les couches sociales et met en exergue une opposition (la bourse contre la vie). Emblème flamboyant du capitalisme, elle avilit, mutile, symbolise la mort par sa recherche permanente du profit maximum et les dividendes à deux chiffres. La main invisible des marchés tue impitoyablement, sans état d’âme, des millions de personnes, notamment par ses fonds de pension qui au moindre signe d’essoufflement délocalisent des entreprises même rentables, anéantissent des pans entiers de l’économie et affament un peu plus chaque jour des populations, déjà sous-alimentées, par ses spéculations sur les céréales et les produits de première nécessité. Jean Ziegler, ex-rapporteur de l’ONU sur l’alimentation, ne craint pas de traiter d’assassins tous ces oligarques rapaces aux mines réjouies d’affairistes et satisfaits des bons coups joués. Les 3000 morts du 11 septembre 2001 aux EtatsUnis sont à multiplier par 10 tous les jours en Afrique, certainement le continent le plus riche en matières premières et donc le plus convoité.
Pour satisfaire son besoin permanent d’accaparement, le capitalisme abime à courte ou longue échéance tout ce qu’il touche. Aussi en arrive-t-il à dilapider sans discernement son capital (un comble pour lui) jusqu’à provoquer la stérilisation de son environnement. Pour survivre, il se nourrit de la mort rapide des produits (obsolescence programmée) et de l’exploitation des hommes. La multinationale Monsanto a réussi l’exploit de mettre au point une semence : la bien nommée “Terminator”, qui, une fois cultivée, s’autodétruit (pour l’instant retirée du marché devant le tollé provoqué par sa commercialisation ; jusqu’à quand ?). Il est d’ailleurs symptomatique de constater les atteintes de plus en plus prononcées à la capacité des humains, surtout chez les nantis, de se reproduire ; peut-être un moyen supplémentaire pour la nature de se prémunir de l’espèce humaine par trop
envahissante, comme le suggère Yves Paccalet dans son ouvrage au titre volontairement provocateur: “L’Humanité disparaîtra, bon débarras !”Le nucléaire, l’enfant chéri du capitalisme sournois, montre l’exemple avec ses territoires devenus, après catastrophe, inhabitables pour des siècles, ses déchets prometteurs d’infiltrations incontrôlables dues à la porosité des contenants, ses cancers généreux de propagation et de longévité, ses armements cataclysmiques… (on dirait un panneau touristique invitant à la visite). Et la liste est loin d’être exhaustive.

Le capitalisme superman. 

Comment un système aussi mortifère a-t-il pu s’imposer dans le monde entier et continuer à prospérer sans qu’une mobilisation généralisée ne le remette en cause ?
Correspond-il à la loi darwinienne de l’évolution qui impose l’élimination du faible pour que survive le fort ? Force est de constater que le capitalisme rebondit après chaque crise qui pourtant devrait le disqualifier définitivement. En fait il se nourrit des crises. Il est par essence crise. Pour preuve : sans (sur)endettement permanent et son corollaire, le crédit, qui constituent bien une situation déséquilibrante si elle perdure, pas de consommation démesurée, pas de spéculation, pas de capitalisme financier.
Pourquoi lui renouvelle-t-on sans cesse notre confiance malgré un palmarès désastreux étalé sur plusieurs siècles (continents entiers dévastés, anéantissement de civilisations autochtones, traite des noirs avec appauvrissement inéluctable de l’Afrique, famines programmées par destruction de cultures vivrières ancestrales au profit des exportations) ? Alors que l’on a éliminé, semble-t-il définitivement, le communisme, qui n’a jamais vraiment vu le jour. Les seules expériences de longue durée illustrent tout au plus des capitalismes d’Etat et celles porteuses d’espoir ont avorté à cause des efforts conjugués des Russes, des Américains et des Occidentaux dans leur sphère d’influence. Il a été banni après moins d’un siècle d’existence, sans lui laisser une chance de se réhabiliter par exemple dans une expérience prolongée de socialisme à visage humain. Encore une expression à revisiter. Pourquoi ne l’associe-t-on pas au capitalisme qui en aurait pourtant bien besoin ? J.-Cl.Barrault y fait allusion dans son ouvrage : “Venise, le capitalisme à visage humain” où il montre la cité des doges du temps de sa splendeur, certes capitaliste, mais soucieuse du bien public avec des salaires élevés, des prêts limités à 5% maximum, la richesse partagée, l’évasion fiscale inexistante… Pourquoi une telle différence de traitement ? Sans doute parce que les exactions commises par le capitalisme libéral sont diluées dans le temps et l’espace et donc moins facilement identifiableset chiffrables (un recensement objectif et rigoureux édifierait à plus d’un égard même ses laudateurs béats) que la concentration des morts communistes focalisée sur des périodes et des géographies bien délimitées. Peut-être aussi que le capitalisme sous ses dehors démocratiques mais ses dedans fascisants a réussi à convaincre d’exclure de son périmètre idéologique ce qu’il considère étranger à lui comme les régimes dictatoriaux ; alors qu’ils constituent en fait des excroissances en latence susceptibles d’émerger dans certaines circonstances. En tout cas il a horreur d’un trop plein de démocratie à cause notamment de ses contrepouvoirs dérangeants. Rien de plus reposant pour lui qu’une bonne dictature. Une preuve parmi tant d’autres : les cotations sévères à l’égard de l’Egypte et par les agences de notation, chiens de garde des marchés, à la veille des mouvements de contestation du printemps arabe, au motif cynique de “risque de démocratisation”. Que cela est candidement dit. L’ultralibéralisme dénoncé même par les conservateurs modérés ne constitue aucunement, lui non plus, une dérive du système mais s’inscrit dans la droite ligne de son mouvement. Il continue à séduire habilement au moyen du leurre de l’accès au pactole par tous. Son plaidoyer pour la libre entreprise, source de richesse et de bonheur, au contraire de la pauvreté partagée d’un communisme contraignant, entraîne une attractivité légitime mais illusoire car matériellement intenable compte tenu des ressources limitées de la planète. Comme il ne faut pas attendre la grâce infuse de je ne sais quelle vertu angélique pour réduire notre consommation et permettre au plus grand nombre d’accéder au bien vivre, comment éveiller la conscience de chacun et atteindre ainsi une masse critique de suffisante pour changer le cours des choses et terrasser le Big Brother qui nous menace ? Tout au long de l’Histoire, on peut affirmer qu’en général le collectif a toujours primé sur l’individu. Mais après la deuxième guerre mondiale, la courbe, dans les pays riches, s’est peu à peu inversée jusqu’à l’exacerbation de l’individualisme aujourd’hui volontiers outrancier : tout, tout de suite, pour moi. Et c’est paradoxalement au moment où le collectif est devenu indispensable à sa propre survie qu’il s’estompe petit à petit au profit de l’individu qui n’a jamais autant disposé de moyens d’information, d’éducation, de temps libre pour afficher sa personnalité responsable. Il est douloureux de voir que tous les efforts pour faire émerger cet individualisme adulte qui joue aux abonnés absents alors qu’il devrait extérioriser son indépendance d’esprit durement acquise au cours des siècles, aboutissent à l’effet inverse c’est-à-dire à une collectivisation béate de la pensée et une standardisation des activités dites libératrices comme les spectacles sportifs mondialisés, les destinations et formatages touristiques récurrents, les réseaux sociaux en grande majorité infantilisants, les technologies trop souvent inhibitrices de créativité personnelle…Le constat est sévère et la conclusion amère ; en dehors de quelques initiatives citoyennes riches d’espérances, l’uniformisation des cultures ne laisse entrevoir que peu d’espoir de ne pas se laisser embaumer vivants !

Pierre Crombez

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