La croissance des fausses croyances menace-t-elle l’Humanité ?


À défaut d’indices formels attestant son authenticité, toute croyance est fausse. Cet aphorisme contient autant de (mal)chances de vérité que son antonyme puisque sans preuves factuellement avérées, ces assertions s’équivalent en probabilités. Pas besoin cependant d’attendre la caution scientifique pour ancrer nos convictions dans notre champ de vérité. Ce n’est pas parce que les églises se vident qu’il faut s’inventer une nouvelle religion : la science. Il y a place, dans une cohabitation pacifique et respectueuse, pour les deux postures : la conviction spéculative et la science exacte, sans empiètements ou accaparements abusifs de l’une sur l’autre. Le Dalaï Lama affirme ne plus croire en la réincarnation le jour où une solide argumentation scientifique le convaincra de l’inanité de sa croyance.

La croyance à la récurrence envahissante s’impose d’ailleurs par la réalité. L’ensemble de notre vécu n’est-il pas empreint d'”actes de foi” ? Depuis la confiance accordée au conducteur qui me véhicule jusqu’à la fidélité amoureuse promise au conjoint en passant par la conviction de prendre plaisir à un spectacle parce que crédité d’une critique élogieuse. C’est grâce à sa foi en lui, en la vie, en l’avenir que l’homme échafaude des projets et qu’il rêve éveillé. No Future pour le dépressif : il a perdu la foi.

 Naïveté cependant que de tout concentrer sur cette notion. Dans bien des situations, la codification sociétale (usages, coutumes, réglementations, codes, lois…) précède la confiance, la conforte, la renforce et même parfois s’y substitue. Ne dénonce-t-on pas à la vindicte populaire un homme sans foi, ni loi ? Les deux associés en une étroite imbrication. Dans de nombreux domaines, pas de foi sans loi, pas de loi sans foi. La loi pour cimenter la cohésion sociale et la foi dans la valeur protectrice de la loi et ses applications respectueuses et respectées, sinon pas de vie commune (dans les 2 sens : courante et collective) réussie. 

En ces temps de sacralisation de l’argent, il faut savoir que la qualité d’une monnaie repose uniquement sur la confiance qu’on lui accorde. J’y crois parce que tout le monde y croit. C’est aussi parce que la monnaie est garantie par la loi (l’effigie du premier représentant de la nation rassure) qu’elle a pu se substituer au troc et constituer un ordre économique, le premier à tendre vers l’unification de l’humanité bien avant tous les autres ordres: politiques, religieux, culturels… . En dépit de toutes leurs divergences, leur foi commune aux pouvoirs et aux valeurs de l’argent réunit des communautés qui ne s’entendaient sur presque rien. Ce qui explique en grande partie le triomphe du capitalisme sur ses adversaires, mais aussi sa condamnation inéluctable : on ne construit pas pérenne sur des fondations aussi mercantiles, sans humanisme compensatoire. 

Le faux aussi naturel et nécessaire que le vrai 

D’où vient cet ancrage si prégnant des convictions et croyances qui gouvernent notre vie? Quelle grille de lecture appliquer pour tenter de distinguer les vraies des fausses qui font florès ces temps-ci ? 

Le nombre d’adhérents, comme par rapport à l’argent qui réunit le monde entier ? Pas sûr du tout (“Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison” Coluche). L’ancienneté, comme les religions et traditions séculaires? Les indices de faits avérés, comme les accidents survenus dans les centrales nucléaires et le risque gravissime de la non-gestion actuelle et sans doute pour longtemps des déchets radioactifs qui font rejeter définitivement cette énergie du diable? L’intuition comme le monde immortel des Idées de Platon existant en dehors de l’homme, auquel il fait référence pour trouver le Bien, le Beau, le Vrai, le Juste (‘ L’intelligence prouve ce que l’intuition trouve” Einstein)?

Peu importe après tout qu’elles soient vraies ou fausses; l’important, c’est qu’elles existent, car le faux est aussi naturel et nécessaire que le vrai.

Le faux naturel? La nature est totale, indivisible, omniprésente, omnipotentente, sans contraire; donc ni l’artifice, ni la culture, ses antonymes habituellement cités, ne lui sont opposables, elle les englobe comme produits d’un de ses composants: l’homme. La ville est aussi nature que la fourmilière, le plastique autant que le bois, le sucre chimique  autant que le miel. Les zadistes de Notre Dame des Landes criaient haut et fort : “Ce n’est pas la nature que nous défendons, nous sommes la nature qui se défend”. 

Le faux nécessaire? Antinomiques dans notre conception occidentale, le bien et le mal apparaissent complémentaires dans d’autres  civilisations, à l’image du jour et de la nuit ou de la vie et de la mort. L’un n’existe pas sans l’autre. Le mal défini comme tel par notre conscience dans l’ignorance des Desseins Supérieurs et que nous nous devons de sans cesse combattre, ne donne-t-il pas un ou tout son sens à la vie ? Le faux, composante du mal, n’alimente-t-il pas le débat public (point de vue développé plus loin)?  

Le faux débridé 

Amplifié par les réseaux sociaux et des populistes haut placés, le faux avance effrontément à visage découvert. “Dans un monde inversé, le vrai est devenu un moment du faux”. Si déjà dans les années 70 dans “La Société du spectacle”,  Guy Debord dénonçait la primauté du faux qui laissait peu de place à la vérité, quelle formule encore plus implacable (il s’est suicidé en 1990) employerait-il pour définir la prolifération exponentielle des fake news et ses conséquences sur les convictions qu’elle engendre?

Croyance, conviction et foi à des degrés divers tournent autour de concepts assez proches malgré des nuances y afférentes : il est question de certitudes subjectives basées sur des preuves invérifiables comme dans le domaine religieux, idéologique ou philosophique ou sur des éléments factuels partiels jugés suffisants pour se faire une opinion. Dans les 2 cas, le doute est permis, contrairement aux vérités objectives incontestables eu égard aux faits avérés où l’incertitude est exclue. Sont considérées comme fausses les croyances qui nient l’évidence de la réalité reconnue. Leur accumulation actuelle est inquiétante dans le sens qu’elles engendrent une relativité dommageable : tout s’equivaut, plus de hiérarchie de bon sens, l’important n’a plus la primauté,  et  aussi une absence de repères, de jalons protecteurs dont on ne peut se passer si on veut contrôler un tant soit peu l’orientation de notre vie. Tout ceci est bien dans l’air du temps. On recule encore plus les frontières d’une permissivité déjà fort débridée. Ce débridage risque à terme de rendre la société incontrôlable. En effet un minimum de consensus est indispensable pour vivre ensemble avec le moins de heurts possibles. Niées à ce point, les évidences stabilisatrices font place à une suspicion permanente. Et si en plus, cerise toxique sur le gâteau, le chef de l’Etat, affabulateur irresponsable comme Trump, diffuse ses messages empoisonnés à la grosse louche, on ne mesure pas les dégâts occasionnés pour longtemps au niveau sociétal (70 millions d’Américains lui font confiance !). 

La vérité inaccessible 

Primauté à la recherche de la vérité. Mais laquelle ? Peut-on se contenter de celle des affaires, des prétoires, des médias, des culturels ou même du quotidien routinier sans la complémenter et même la faire précéder, en préalable impératif et injonctif, de la quête de sens de nos démarches, de nos orientations ? Mais rien de plus volatile, d’impalpable, d’imperceptible que cette introspection dans les arcanes de cette vérité métaphysique, ontologique, existentielle qui brouille les pistes, dissimule des indices et oblige à tâtonner à la manière d’un aveugle pointillant le sol avec sa canne. Pas de discours étoffé, que des bribes ou lambeaux de phrases ! Pas de feu flamboyant, que de timides étincelles ! Pas de souffle puissant, que d’étroites expirations ! La vérité est inaccessible à l’esprit humain, affirmait Montaigne. Elle ne se pense pas, ne se réfléchit pas, ne se démontre pas, ne s’argumente pas. Elle se vit, se sent, se respire. Dans la presque ignorance, le contraire de l’intelligence. Dans l’innocence et la virginité mentales (comme le ravi de la crèche qui la recèle sans le savoir) . Dans la foi en la nature ou, ce qui revient au même, en l’homme. Pas dans le démonstratif, ni l’apparent mais dans le subliminal, celui de la 25ème image qui, capturée fugacement par notre inconscient, se loge au fond de l’œil et affleure à peine la cornée. Absente et présente à la fois, en écho aux contradictions mystérieuses et déroutantes des dualités permanentes de la vie. 

La cohérence chouchou des esprits bornés 

Sans être fausses, les convictions ou les croyances peuvent aussi être contradictoires dans leur recherche des vérités accessibles du quotidien  à l’opposé de la vérité suprême détaillée ci-dessus. La complexification progressive des sociétés a engendré des cultures en perpétuelle évolution et donc en même temps une déstabilisation mentale. Exemples parmi tant d’autres: dans l’Europe médiévale, la noblesse croyait à la fois en la chevalerie et au christianisme. Comment accorder vaillance guerrière et esprit de paix? La liberté et l’égalité au coeur de la devise française sont  difficilement conciliables. La liberté garantie à chacun dans le respect des lois s’exerce souvent au détriment de l’égalité. Si, au nom de la liberté d’entreprendre, les pays riches ne pouvaient plus exploiter les matières premières des pays en développement, leur niveau de vie baisserait considérablement et si, en vertu de l’égalité, les pays pauvres accédaient au pouvoir d’achat des nantis, le monde s’écroulerait à coup sûr sous le poids de la consommation insoutenable. Illustration de l’application de ces 2 valeurs  avec les pays les plus emblématiques : les États-Unis où la “dictature” capitaliste prône avant tout la liberté d’entreprise au détriment des classes populaires et affiche ainsi un record d’inégalités et la Chine où la “dictature” communiste essaie de développer l’égalité à grande échelle et pour ce faire  cadenasse les libertés individuelles. 

Même si elles heurtent parfois les sensibilités, les contradictions constituent le moteur de toute culture dynamique et créative, car elles nous poussent à la réflexion et à la critique. Il est bénéfique que l’homme soit déchiré par des valeurs incompatibles. “La cohérence est le terrain de jeu des esprits bornés” déclare Yuval Noah Harari dans son livre “Sapiens”. Peut-on adhérer à cette assertion provocatrice au condensé forcément limitatif ? Tout ce qui peut contribuer à entraver des certitudes convictionnelles “définitives” est toujours le bienvenu à condition de muer la légitimité de l’incohérence des choix à opérer en une stabilité mûrement réfléchie. A l’image, toutes proportions gardées, de la cohérence instinctive de l’animal ou de celle empirique du primitif qui, fort de coutumes inébranlables, ne souffre pas des affres de l’incertitude et de l’hésitation, mais en subit par contre l’immuabilité ancestrale, sauf intervention extérieure. Cette momification assure la cohésion de la communauté en même temps que sa survie. Dans ” Le Bonheur en plus”, François de Closets estime que les civilisés que nous sommes devraient être, compte tenu de notre diversité culturelle et économique, bien plus heureux que les autochtones non assimilés ou non assujettis. Est-ce le cas? Poser la question c’est y répondre. 

Fausses croyances masquées 

Cependant les vraies fausses croyances, même complotistes, sont souvent d’une telle légèreté qu’elles ne peuvent séduire qu’une partie de la population, même via les réseaux sociaux, leur canal favori. Dénoncées par la plupart des médias classiques, elles peuvent être réfutées assez facilement tant l’argumentaire qui les sous-tend est faible. En attendant d’être balayées avec le temps, elles ne convainquent durablement que les jusqu’aux-boutistes . D’ici là elles participent au  débat public ouvert à tous et peuvent monopoliser l’attention générale et parfois causer des dégâts considérables, surtout quand elles viennent “d’en haut” comme l’annonce péremptoire de Donald Trump, le champion en la matière, qui recommandait d’absorber de l’eau de Javel pour se prémunir du Covid et a sur la conscience (en a-t-il seulement une?) un certain nombre de crédules morts ou presque. 

Autant ces vraies fausses croyances n’affectent que superficiellement l’état de la planète, autant les fausses croyances masquées (d’actualité ces temps-ci) sous des dehors de respectabilité, diffusées à fortes doses et trop peu contredites constituent une menace bien réelle pour la survie de l’humanité par leur action profonde et continuelle, à l’image d’un lavage de cerveau, au point de les croire inscrites dans nos gênes!  La plus importante et sans conteste la plus nocive, qui par son degré de dangerosité éclipse presque toutes les autres, comme les bienfaits de la privatisation et des échanges commerciaux et touristiques mondialisés, les solutions aux dégâts écologiques par encore plus de techno-sciences, la sécurité rassurante de l’énergie nucléaire…, est la croyance en la croissance du productivisme industriel et de la consommation  chez les nantis immodérables et solvables à merci (chez les démunis et les précarisés uniquement, la croissance est souhaitable pour au minimum  satisfaire leurs besoins essentiels). Partagée par l’ensemble des gouvernants et des commentateurs, elle est considérée comme le moteur de l’économie. Emblème du capitalisme florissant, la bourse en a fait l’indice de référence de ses cotations, peu lui chaut la qualité des biens et des services produits dès lors que les performances financières sont bien présentes. Fruit du néolibéralisme dérégulé, le dogme du Progrès et du Bien-être adossé à la croissance et au productivisme industriel qui, séduisant à bien des égards, a longtemps envoûté les esprits et continue à les vampiriser, à tort car à la lecture objective et implacable des faits il montre ses limites insoutenables et inacceptables et ne devrait plus nous leurrer encore longtemps. A la mode ces temps-ci sur le plan religieux, la foi aveugle ici en un système économique défaillant confine à l’intégrisme et à son cortège de désastres: réchauffement climatique, pollution, épuisement des ressources, disparition des espèces végétales et animales, déforestation,  surconsommation, gaspillage énergétique et alimentaire…

Frilosité sociétale et politique 

 Face à ce risque, on s’attendrait à des mesures fortes en faveur de plus de sobriété et de pondération. Elles ne viennent pas ou si peu qu’on n’en voit pas la trace. A qui la faute? Aux gouvernements? Sauf en dictature, si le culturel ne donne pas son aval par des signaux forts pour un changement radical de société, le politique n’osera pas amorcer l’indispensable virage à 180°, notamment par crainte de déplaire à son électorat. La crise du Covid a mis en évidence l’état d’esprit de la population des pays riches à ne pas changer de paradigme pour l’après Covid. Aucune initiative de grande envergure n’est prise, ni même proposée par les décideurs. Comme si les problèmes écologiques n’étaient l’affaire que des seuls écologistes ou lucides. La principale préoccupation de la majorité dite silencieuse consiste à recouvrer les, à leurs yeux, “bonnes” vieilles habitudes et d’oublier au plus vite la pandémie. Comment voulez-vous que, même si le politique y songeait, et c’est sans doute loin d’être le cas eu égard à ses intérêts personnels et aux pressions des lobbies des puissances d’argent, il s’engage dans une réforme, pour ne pas dire révolution, structurelle d’importance et au premier abord impopulaire.

Démarche d’autant plus déroutante que la population n’y est pas préparée, encore moins associée, du fait que les communicants qui ont pignon sur rue se gardent bien dès lors qu’ils abordent un sujet sensible (pollution, dérèglement climatique …) de dénoncer la cause première du problème posé, à savoir notre système économique. Ils restent à la surface du problème sans le contextualiser et se contentent d’inviter les gens à poser des gestes personnels susceptibles d’atténuer ses effets pervers. Ce qui ne le règle pas en profondeur.

Dommages insuffisants

La pandémie a mis à mal une conviction que j’avais fait mienne depuis des années, à savoir que seules des catastrophes affectant durablement les nantis pourraient imposer le changement indispensable à notre survie. Nous sommes bien dans cette configuration et pas de bouleversement en perspective. Ou bien la prise de conscience viendra plus tard, ce dont je doute en l’absence de signes annonciateurs, et le changement suivra. Ou bien on ne fait pas le lien entre la covid et notre système économique, dans l’ignorance de la mise au jour des virus enfouis depuis des millénaires par la déforestation, l’extraction des minerais, l’exploitation des fonds marins. Ou bien c’est le cumul de catastrophes qui fera réagir.  Les variations météorologiques extrêmes qui se succèdent régulièrement un peu partout dans le monde : canicules, inondations, sécheresses…ne font pas bouger les lignes. A quand la prochaine zoonose (prédite à coup sûr par les scientifiques) qui pourrait se rajouter à la présente si celle-ci continue à faire ses ravages, apparemment, malgré leurs sévérités, insuffisants eux aussi pour émouvoir? En fait ma conviction énoncée plus haut aurait dû, pour coller à la réalité, commencer par: “Seules des catastrophes impactant durablement et surtout GRAVEMENT les nantis…” . J’ai négligé à tort le paramètre du niveau d’intensité des dommages, tablant essentiellement sur la durée des catastrophes, dont l’acception connote par elle-même la gravité. Faut-il attendre que la pollution de l’air, de l’eau et de la terre, la stérilité des sols, la raréfaction des ressources et de l’énergie et autres nuisances du même genre s’imposent à nous de façon irréversible? Oserais-je énoncer la conviction suivante qui risque d’être, comme tant d’autres, recadrée avec le temps par la réalité contemptrice : seule  la décroissance volontaire chez les nantis, ou au moins l’acroissance, est susceptible de sauver ce qui peut encore l’être et d’éviter le dilemme dramatiquement prédictif du livre de Franz Foulon paru en 1982 “Survivre ou périr ensemble”.

La saturation de fausseté décrite tout au long du texte devrait constituer une motivation supplémentaire  pour s’introspecter et faire émerger notre part de vérité sur toutes ses formes : le bien, le beau, le juste… pour jouer au mieux le rôle d’éveilleur de conscience assoupie, de réinitialisateur d’instinct désactivé, d’ordonnateur d’intelligence au service d’une vie simple et épanouissante.

Pierre Crombez 

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